- CARRIÈRE INDUSTRIE INTERVIEWS
- Téo Perrin
- 29 décembre 2021
Interview d’Anaïs Voy-Gillis : l’industrie et l’économie de demain
Aujourd’hui directrice de l’excellence opérationnelle chez June Partners, Anaïs Voy-Gillis s’est penchée sur la question de la réindustrialisation de la France dès 2014. A l’époque peu en vogue, le sujet de sa thèse est pourtant devenu une question majeure, un enjeu pour nos politiques économique, sociale et environnementale de demain.
Retour sur le rapport de la France à son industrie, et, sur les enjeux à venir pour notre économie.
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L’industrie est souvent perçue comme une activité économique du passé, qu’en est-il selon vous ?
Depuis plusieurs décennies, les politiques économiques ont sous estimé le lien entre l’innovation et la production. Les activités en amont et en aval de la chaîne de production ont été perçues comme les plus productrices de valeur ajoutée. Elles ont donc été conservées mais la production, en elle même, a été abandonnée. C’est le phénomène appelé de « tertiarisation » de nos économies. Ainsi nos savoirs faire ont été délocalisés vers des pays usines. L’industrie n’a plus été considérée comme un secteur clef.
Encore aujourd’hui, lorsqu’est évoqué le sujet de la réindustrialisation, beaucoup de personnes avancent qu’elle ne pourra pas se faire sur le même modèle que celui passé. C’est évident, néanmoins, nous avons toujours un besoin d’industries lourdes (les aciéries par exemple) qui devront être intégrées à notre modèle productif.
Lorsque vous vous êtes penchée sur la réindustrialisation en 2014, quels étaient les enjeux principaux ? Quels-sont-ils aujourd’hui ?
Il faut remonter quelques années avant pour comprendre parfaitement ce concept. Notamment en 2008, lors de la crise économique et financière : cette crise a eu un impact sur le tissu productif français, et, a engendré une prise de conscience sur la situation de notre économie et de notre tissu industriel. Par la suite, Nicolas Sarkozy lança les états généraux de l’industrie avec un objectif et un besoin : reconstruire des filières industrielles et leur redonner de l’attractivité, une portée nouvelle dans notre pays. En 2009, est créé le Conseil National de l’Industrie (CNI) avec l’apparition des filières industrielles.
Ensuite, en 2012, est publié le rapport Louis Gallois qui alerte sur l’état de la compétitivité du tissu industriel français ; à l’issue duquel est créé le Crédit d’Impôt pour la Compétitivité et l’Emploi (le CICE qui en réalité, touche très peu les emplois industriels car ces emplois ont des rémunérations relativement élevées en raison de la pénibilité du travail).
Par la suite, apparait le Ministère du Redressement Productif, avec Arnaud Montebourg et ses 34 plans. Puis arrive, Emmanuel Macron, qui a réduit le nombre de plans, pour n’en conserver que 10. Progressivement la question industrielle a été abandonnée dans le débat public, à un tel point qu’elle fût quasiment absente de la présidentielle de 2017.
C’est alors qu’Édouard Philippe est nommé premier ministre et engage une réflexion sur le nombre de filières françaises avec une idée : penser un système plus lisible et plus efficace – en distinguant, par exemple, les filières produits, les filières de matériaux… Il en existe aujourd’hui 19.
Cette réflexion s’est prolongée jusqu’à la crise sanitaire de 2020 qui a remis l’industrie sur le devant scène, avec une idée principale, réduire la dépendance à l’Asie.
A quoi pourrait, alors, ressembler la réindustrialisation dans un pays comme la France ?
Si on observe le tissu industriel français aujourd’hui, notre pays est surtout un pays d’activités d’assemblages. Par exemple, pour les batteries des véhicules électriques, la grande majorité des cellules viennent de Chine. In fine, cette situation engendre un déficit commercial qui devrait s’élever à près de 86 milliards d’euros cette année.
Dans un premier temps, il faudrait recomposer nos chaines de valeurs autour de nos points forts, de nos avantages comparatifs. Les industries de précision, l’aérospatial, la pharmacie… Cela se traduirait plutôt par des usines compactes, parfois relativement petites, mais, extrêmement automatisées. Est souvent évoqué le ratio de 1/10 : c’est à dire qu’un emploi en France correspond à 10 emplois dans des usines de pays en développement (ou en Chine).
Il convient, cependant, de poser et d’affirmer que le Made In France peut s’exporter ; il ne doit pas être seulement pensé comme une production de niche, réservée aux hauts salaires français. La production française peut être extrêmement compétitive, cela implique seulement, que les entreprises repensent leurs chaînes de valeur. Par exemple, l’industrie de la mode peut être aussi, voire plus, compétitive que le textile produit en Asie.
Selon vous, pourquoi est-il important de lier politiques environnementale et industrielle ?
Il convient d’abord de reconnaître que l’industrie développe des solutions techniques, qui permettent, au final, de répondre directement aux défis environnementaux actuels. Certes, les usines consomment mais elles sont également un lieu d’innovation. De plus, les activités industrielles engendrent une consommation d’énergie dans le pays producteur. Or, le mix-énergique français est l’un des plus décarbonné du monde. Ainsi, cela éviterait de puiser dans des productions énergétiques plus polluantes d’autres pays, issues du charbon par exemple.
De surcroît, une production locale ou de proximité, réduit drastiquement la distance de transport, et avec elle, la tendance répandue des surstocks -qui ont pour but de réduire les coûts de transports. Il s’agit, ici, de penser coût complet de possession, et non pas seulement, coût de production. Il faut adopter une vision plus large et à long terme.
Pour vous, une planification industrielle serait-elle une bonne solution en France ?
Le constat actuel soulève un problème évident de lisibilité et d’efficacité. Le problème de nos 19 filières actuelles est qu’un grand donneur d’ordre supervise un ensemble d’industries plurielles et diversifiées. Certaines entreprises d’une même branche n’ont pas de lien réel (notamment au niveau des PME) ; de plus, certaines entreprises travaillent pour des filières très différentes. C’est notamment les cas des sous-traitants, qui peuvent par exemple, fournir l’aéronautique, l’automobile ou le ferroviaire.
En outre, il y a assez peu de solidarité au sein de nombreuses filières, ce qui rend assez peu efficace cette classification. Il conviendrait d’adopter une réflexion plus large et de sortir de la logique de silos qui est aujourd’hui norme.
A titre d’exemple, des investissements, pour décarboniser notre économie entraînent plusieurs filières et doivent être pensés sur 30 à 50 ans. Il y a un vrai besoin de cohérence dans la réflexion de notre stratégie industrielle. Sinon, ces investissements publics seront vains et perdus. Il faut, ainsi, établir des objectifs à courts, moyens et long termes.
D’après vos mots, l’industrie, plus qu’un secteur économique, c’est un projet de société. Pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?
Parce que l’industrie se pare de normes sociales et environnementales fortes. Selon les pays, les conditions de travail et de pollution diffèrent. Ainsi, l’industrie a un impact large sur l’ensemble de nos sociétés. De plus, c’est également une question de dépendance. S’assurer une autonomie industrielle, c’est penser un modèle de société moins dépendant des flux et entrées de la mondialisation. En fonction du projet de société que vous allez définir, vous définirez votre projet industriel et les industries que vous voudrez développer en priorité. Deux questions peuvent se poser :
– Où veut-on collectivement aller ?
– Quelle industrie veut-on développer ?
Merci à Anaïs Voy-Gillis pour cet entretien, retrouver ici le site du cabinet June Partners.
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